Les élus de CSE seraient-ils devenus antisociaux ?

Par Fabrice AllegoetLe 1 novembre 2025
Les élus de CSE seraient-ils devenus antisociaux ?

 

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La définition même du terme « antisocial » renvoie à ce qui contrevient aux intérêts des travailleurs. Il paraîtrait pour le moins paradoxal que des élus du personnel puissent adopter une telle posture. À la lecture du Code du travail, ces mandataires incarnent précisément l’antithèse de cette qualification. Investis de la mission de représenter les intérêts des salariés face à l’employeur, ils doivent même, selon l’esprit des textes, engager un rapport de force résolu pour espérer y parvenir efficacement.

La charge n'est pas négligeable. Dès lors, l'hypothèse selon laquelle ces élus auraient subitement basculé vers des comportements antisociaux mérite un examen approfondi.

Les exclusions antisociales du CSE

La jurisprudence récente offre une démonstration éloquente de la manière dont certains comités sociaux et économiques peuvent déployer des pratiques contraires aux intérêts d’une fraction des salariés. L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 3 avril 2024 constitue à cet égard un exemple remarquable. Pendant plusieurs années, nombre de CSE ont instauré une condition d’ancienneté, généralement fixée à six mois, pour accéder aux activités sociales et culturelles.

Cette exigence excluait mécaniquement les nouveaux embauchés, les salariés titulaires de contrats à durée déterminée, les travailleurs temporaires ainsi que les stagiaires du bénéfice de ces avantages.

Une règle jugée discriminatoire

Cette pratique, longtemps tolérée par l’URSSAF, a été fermement condamnée comme discriminatoire par la Haute juridiction. La Cour de cassation a affirmé sans équivoque que l’ouverture du droit à l’ensemble des salariés et des stagiaires au sein de l’entreprise de bénéficier des activités sociales et culturelles ne saurait être subordonnée à une condition d’ancienneté. En privant certains salariés d’avantages sociaux au motif qu’ils ne satisfaisaient pas à un critère arbitraire d’ancienneté, ces comités ont agi de manière foncièrement antisociale, instituant deux catégories de travailleurs selon qu’ils méritaient ou non l’accès aux prestations.

Le caractère antisocial de cette pratique apparaît d'autant plus manifeste qu'elle frappe principalement les salariés les plus précaires.

Les nouveaux arrivants, souvent soumis à période d’essai, les titulaires de contrats à durée déterminée dont la présence dans l’entreprise est par nature éphémère, et les stagiaires dont le statut demeure intrinsèquement fragile, se trouvent ainsi écartés du périmètre des activités sociales organisées par le comité. Ces catégories de travailleurs, qui auraient précisément besoin d’un soutien renforcé, se voient ainsi exclues du dispositif censé protéger l’ensemble du personnel.

Date limite pour se conformer au droit

L’URSSAF a d’ailleurs modifié sa doctrine consécutivement à cet arrêt, accordant aux comités sociaux et économiques un délai courant jusqu’au 31 décembre 2025 pour se mettre en conformité avec cette nouvelle interprétation. Il n’en demeure pas moins que les salariés lésés conservent dès à présent la faculté de contester cette discrimination et de solliciter réparation. Au-delà des sanctions financières susceptibles d’être prononcées, cette pratique a eu pour effet délétère de fragiliser la confiance des salariés envers leur instance représentative et de susciter un sentiment d’injustice et d’abandon chez ceux qui en furent les victimes.

Pratiques antisociales indirectes face aux fournisseurs

Lorsque des comités sociaux et économiques, agissant en qualité d’acheteurs dans le cadre de leurs activités sociales et culturelles ainsi que de leurs attributions économiques et professionnelles, exercent une pression systématique sur les fournisseurs afin d’obtenir les prix les plus bas, ils s’inscrivent potentiellement dans une logique de dumping social fragilisant d’autres entreprises et, par ricochet, d’autres travailleurs. Il convient de rappeler que le dumping social se caractérise par une pratique consistant à abaisser les coûts de production par la compression du coût de la main-d’œuvre.

Autrement formulé, cette pratique vise à réduire les droits sociaux des travailleurs dans le but d'accroître la compétitivité des entreprises. Certains analystes évoquent à cet égard une forme de concurrence sociale déloyale.

Un fournisseur qui consent à des remises substantielles pour remporter un contrat ou un marché répercutera nécessairement ces concessions tarifaires sur son prix de revient en diminuant drastiquement ses charges, y compris sociales. Cette compression se traduit par un gel des augmentations salariales, des embauches, une minimisation des moyens de production, une réduction des effectifs ou encore une révision à la baisse des financements alloués à la formation. Ainsi, en recherchant invariablement les prix les plus compétitifs sans égard pour les conditions dans lesquelles les produits ou services sont proposés, certains comités contraignent leurs fournisseurs à comprimer leurs coûts, notamment salariaux.

Le paradoxe est alors complet.

Des élus de CSE, dont la mission première consiste à défendre les intérêts des travailleurs, adoptent des comportements d’acheteurs dégradant les conditions de travail d’autres salariés, ceux des entreprises partenaires. Cette logique apparaît d’autant plus problématique qu’elle s’inscrit à rebours des principes de responsabilité sociale des entreprises et d’achats responsables qui gagnent progressivement du terrain dans le monde économique actuel. Le critère du prix, souvent prépondérant dans les décisions d’achat, doit désormais être mis en balance avec des critères sociaux et environnementaux. Lorsqu’un comité social et économique privilégie exclusivement le prix le plus bas, il émet un signal profondément contradictoire.

D’un côté, il défend les conditions de travail des salariés de son entreprise ; de l’autre, il participe à la dégradation de celles des salariés des entreprises fournisseuses.

Le détournement de fonds, l’antisocial par abus de confiance

Au-delà des pratiques discriminatoires et des politiques d’achat contestables, certains cas de détournement de fonds au sein de comités sociaux et économiques constituent des manifestations antisociales caractérisées. Les exemples ne manquent malheureusement pas. Des élus qui affectent le budget du comité à des dépenses personnelles, qui surfacturent des prestations, ou qui falsifient des justificatifs. L’illustration en a été donnée dans une affaire où un trésorier de comité d’entreprise s’était rendu coupable de détournements de fonds en procédant à des achats personnels ainsi qu’à des retraits d’espèces, occasionnant un préjudice financier s’élevant à 105 291,08 euros. Le prévenu a été définitivement déclaré coupable des faits qui lui étaient reprochés par le tribunal qui l’a condamné à un an d’emprisonnement avec sursis et 30 000 euros d’amende, ainsi qu’en a décidé la Cour de cassation dans son arrêt du 9 septembre 2020.

Au-delà des sanctions pénales encourues, ces détournements privent notamment les salariés des ressources destinées à financer les activités sociales et culturelles, et portent gravement atteinte à la crédibilité de l'institution représentative du personnel.

La mauvaise utilisation du budget de fonctionnement s’inscrit également dans une attitude foncièrement antisociale. Certains comités sont tentés d’utiliser ce budget, pourtant prévu pour assurer le fonctionnement démocratique de l’instance par le financement des formations des élus, le recours à des experts ou encore la communication, pour financer des voyages, des articles de consommation courante ou des avantages en nature qui ne relèvent manifestement pas de cette enveloppe budgétaire. Cette pratique détourne le comité de sa mission première, à savoir constituer un contre-pouvoir efficace face à l’employeur.

Certains fournisseurs, complices de ces pratiques douteuses, en ont d’ailleurs été sanctionnés, comme l’atteste l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles.

L’intérêt des salariés sacrifié sur l’autel des luttes d’influence

La concurrence entre comités sociaux et économiques et organisations syndicales au sein des entreprises constitue un facteur de fragilisation de l’engagement social, souvent au détriment des salariés. Les logiques partisanes, la défense d’intérêts catégoriels et les querelles intestines alimentent une fragmentation de la représentation collective, dans laquelle les enjeux de pouvoir ou de légitimité prennent le pas sur l’intérêt général des salariés. Cette situation se traduit par des blocages dans l’action sociale, des conflits internes lors de la gestion des œuvres sociales, et une instrumentalisation de l’institution par certains syndicats désireux de renforcer leur propre influence au détriment de l’efficacité collective.

Le fonctionnement quotidien du comité, qui dépend fréquemment des dynamiques entre organisations syndicales, favorise l'apparition de tensions qui freinent l'instauration d'une stratégie sociale cohérente.

Au lieu de se concentrer sur la défense effective des droits et des intérêts des salariés, ces acteurs peuvent être tentés d’alimenter des rivalités internes pour contrôler l’attribution des avantages, la répartition des moyens ou la valorisation médiatique de leurs actions. Ce phénomène ébranle la confiance des salariés dans l’institution et peut aboutir à leur désengagement, voire à une perte de crédibilité du dialogue social dans son ensemble.
En définitive, les logiques partisanes et les altercations syndicales, lorsqu’elles prennent le dessus sur l’esprit de solidarité et de service, risquent de détourner le comité social et économique de sa mission fondamentale, à savoir la défense collective et impartiale des intérêts de l’ensemble des salariés.

En apparence, les contradictions inhérentes à la mission du CSE

Il convient toutefois de replacer ces pratiques dans un contexte plus large. Le comité social et économique constitue une instance complexe qui doit jongler avec des missions parfois contradictoires. D’un côté, il doit défendre les intérêts des salariés, veiller à leurs conditions de travail, à leur santé et à leur sécurité. De l’autre, il gère un budget conséquent, notamment celui des activités sociales et culturelles, et doit opérer des choix économiques visant à optimiser le pouvoir d’achat des salariés. N’excluons pas non plus l’influence de la loyauté syndicale, souvent à la source de débats animés.

Cette double casquette de défenseur des droits sociaux et de mandataire économique peut engendrer des tensions.

Dans un contexte inflationniste où le pouvoir d’achat constitue une préoccupation majeure des salariés, la tentation est grande pour les élus de privilégier les prix les plus bas afin de maximiser les avantages distribués aux salariés de leur entreprise, sans nécessairement considérer l’impact de leurs choix sur les travailleurs d’autres entreprises. Le manque de formation et d’acculturation à ces sujets peut expliquer, sans pour autant l’excuser, certaines pratiques contraires à l’esprit de solidarité qui devrait animer une instance représentative du personnel.

Vers une responsabilité sociale des CSE ?

Face à ce constat nuancé, plusieurs pistes d’amélioration se dessinent. Tout d’abord, les comités sociaux et économiques doivent être sensibilisés et formés aux principes des achats responsables. Il s’agit d’intégrer dans leurs décisions d’achat des critères sociaux et environnementaux, et pas seulement le critère du prix. Cela implique de vérifier que les fournisseurs respectent les droits des travailleurs, assurent des conditions de travail décentes, et s’engagent dans une démarche de développement durable. Ensuite, les comités doivent veiller scrupuleusement au respect du principe de non-discrimination dans l’accès aux activités sociales et culturelles. Tout critère d’attribution doit être objectif et pertinent. À l’instar du quotient familial, du nombre d’enfants à charge ou de la situation de handicap, certains critères peuvent être utilisés pour moduler les prestations, mais jamais l’ancienneté, le type de contrat ou la catégorie professionnelle.

Cette vigilance est essentielle pour garantir une justice sociale tangible au sein de l’entreprise.

Une conduite antisociale par inconséquence plus que par intention

Pour répondre à la question initialement posée, il serait excessif de qualifier l’ensemble des élus de comités sociaux et économiques d’antisociaux. La grande majorité des élus agissent avec bonne foi et dévouement pour améliorer les conditions de vie et de travail de leurs collègues. Toutefois, certaines pratiques demeurent indéniablement contraires aux intérêts des travailleurs, qu’il s’agisse de ceux de l’entreprise ou de ceux d’autres entreprises. La discrimination fondée sur l’ancienneté, la pression excessive exercée sur les fournisseurs sans considération pour les conditions de travail, le détournement de fonds ou encore les querelles partisanes constituent autant de manifestations antisociales, fussent-elles involontaires.

Le défi pour les comités sociaux et économiques consiste à dépasser ces contradictions en adoptant une vision plus large de la solidarité.

Il s’agit non seulement de défendre les intérêts immédiats de leurs mandants, mais aussi de contribuer à un écosystème économique et social plus juste et plus durable. Cette prise de conscience apparaît d’autant plus urgente que les salariés, de plus en plus sensibles aux enjeux de responsabilité sociale, attendent de leurs représentants qu’ils incarnent des valeurs de justice, d’équité et de solidarité, non seulement à l’égard de leur propre entreprise, mais à l’échelle de l’ensemble du monde du travail.

Auteur de l'article: Fabrice Allegoet

Fabrice ALLEGOET est un formateur confirmé et certifié en droit social qui s'est spécialisé dans différentes matières (santé et sécurité au travail, RSE et développement durable, management et communication en entreprise). Il est l'animateur des Podcasts "Le CSE En Clair" et "Le Droit de Savoir by CÉOS".