Patron incognito – droits des salariés

Par Florian BenoistLe 25 janvier 2016

Vous êtes un certain nombre à regarder l’émission « patron incognito » sur M6 et certainement tout autant à vous interroger sur la loyauté de la démarche. Est-ce moral, légal de « surveiller » les salariés en les abusant sur sa réelle intention et son identité ? Le concept repose en effet sur ce principe : offrir l’opportunité à un PDG d’aller au contact de son personnel sans que celui-ci ne soit placé dans la confidence afin d’extraire de ces rencontres, le saint-graal de la vérité, de la réalité du terrain.

Pour cela, le patron se grime, se dissimule derrière une tenue vestimentaire parfois rudimentaire afin d’être considéré comme un salarié lambda (voire un stagiaire). Il travestit sa pensée et manipule sciemment les salariés en prétendant chercher un travail identique au leur. Motivé par la crédibilité d’une telle ruse, le patron incognito pousse la chansonnette au point d’inventer des pans de vie, d’expériences professionnelles.

Les salariés sont piégés, le tout filmé sur fond de téléréalité afin d’immerger le téléspectateur dans un monde du travail lui-même outrancièrement édulcoré. Il ne fait alors aucun doute quant aux choix des séquences et des images sélectionnées pour le grand final. Il faut bien faire de l’audience !

Espionner les salariés dans la tenue d’un patron incognito

L’employeur peut-il de la sorte sous prétexte d’incarner à l’écran un patron sous couverture, espionner, surveiller l’activité de ses salariés ? Nous sommes ici, face à un dilemme. Le simple fait qu’une telle émission existe et soit effectivement diffusée conduirait à considérer le procédé comme étant parfaitement licite. Nous pouvons incontestablement penser des producteurs et des responsables de la chaîne qu’ils se sont assurés qu’aucun des salariés filmés ne se plaindra. Toujours est-il que cette émission soulève des questions d’ordre juridique en ce qui porte sur la surveillance des salariés sur leur lieu de travail.

À ce propos, soulignons au sujet de la surveillance « humaine » qu’elle est acceptée dans le paysage jurisprudentiel. Autrement dit, il est admis de l’employeur, qu’il exerce un contrôle de l’activité des salariés sans toujours les en tenir informé. Aussi, un supérieur hiérarchique peut de facto sur le lieu de travail, observer l’activité des collaborateurs sans être directement inquiété (Cass. Soc. 26 avril 2006, n° 04-43.582). Pour autant, dans ce cas précis, le manager est clairement identifiable et le salarié n’est pas leurré quant à ses intentions.

Plus récemment, il a été jugé que le recours par un employeur à un organe de contrôle interne à l’entreprise, dont la mission principale est de surveiller l’activité des salariés, n’impliquait pas un devoir d’information préalable de ceux-ci. Cela étant, nul ne doute qu’un tel contrôle s’attache davantage à l’instantanéité des données collectées compte tenu du caractère limité et aléatoire d’une telle surveillance (Cass. Soc. 5 novembre 2014, n° 13-18.427).

Aussi, dans ces deux cas, il n’est pas question de « dissimulation », de « tromperie » ou de « déformation de la réalité ». Le salarié sait exactement de quoi il en retourne. Nous ne pouvons pas en dire autant du contrôle exercé par un patron incognito.

Surveillance clandestine : la réalité du traquenard

Les employeurs ayant accepté d’endosser le rôle du patron incognito, le temps d’une émission, le jurent ; leur intention n’est pas de « surveiller » leurs salariés. Ils souhaitent juste observer ce qu’il se passe sur le terrain ; quelle nuance ! Leur but ? Déceler les dysfonctionnements potentiels, capter les consignes inappliquées, détecter les problèmes de performance des salariés, recenser le manque de compétences de ces derniers… et tout cela, nous dit-on sans juger, sans dénoncer, sans aucune arrière-pensée.

Chacun en regardant l’émission pourra se forger sa propre opinion. À la fin, le résultat est saisissant ; les salariés sont convoqués par l’employeur qui tombe enfin le masque. Songeurs quant à cette convocation soudaine, ils s’interrogent sur les motivations de l’employeur. Une fois placés devant le fait accompli, le couperet tombe.

L’employeur n’hésite plus à relever une à une les fautes, les attitudes dérangeantes, le manque de professionnalisme etc.

Dans ces conditions, les limites par rapport aux droits des salariés ne sont-elles pas franchies ? Soulignons qu’en principe, l’employeur ne peut atteindre aux droits des salariés et surtout à leurs libertés individuelles en usant de pratiques confiscatoires ou restrictives. La surveillance en tant que telle contribue à cette restriction et obligerait l’employeur à en faire état aux salariés (article L1121-1 du code du travail).

Dans la mesure où le procédé du « patron incognito » constitue en soi un mode de surveillance « caché » du même acabit qu’une caméra de surveillance, il nous apparaîtrait normal d’en avertir les salariés. À défaut de le faire, l’employeur ne pourra pas utiliser en guise de preuves, des informations collectées à l’insu de celui-ci, victime en soi d’une surveillance abusive de son activité professionnelle (Cass. Soc. 4 juillet 2012, n° 11-30.266).

Le costume du patron incognito se joue de la morale

La législation française est suffisamment rigoureuse en matière de surveillance des salariés. Par exemple, elle interdit à l’employeur de façon connexe, d’engager un détective privé dont la mission serait en secret de collecter des éléments en vue de constituer un dossier à charge contre un salarié (Cass. Soc. 23 novembre 2005, n° 03-41.401). De même, l’intervention d’un huissier tolérée au demeurant, ne peut se faire en usant de procédés visant à piéger ledit salarié à l’aide d’un stratagème certain ; l’huissier doit se borner à établir un constat évident des faits sans nuire aux intérêts des personnes (Cass. Soc. 6 décembre 2007, n° 06-43.392).

L’objectif visé par l’employeur n’étant pas fatalement de collecter des preuves et d’enclencher une procédure disciplinaire dans la foulée, il y a lieu de rechercher ce qui motive les candidats à participer à cette émission. Par ailleurs, le simple fait que l’employeur se travestisse pour vivre une soi-disant expérience inédite en qualité de patron incognito, doit nous alerter quant à la morale d’une telle démarche.

Les salariés avaient-ils le droit de savoir qu’ils n’étaient pas les acteurs d’un pseudo reportage ? Cette question est épineuse car d’aucun répondra que toute cette mascarade ne relève pas du droit mais de l’éthique.

Quid alors du principe « chacun a droit au respect de sa vie privée » lorsque des salariés ignoraient subséquemment qu’ils invitaient chez eux, non pas un chômeur en reconversion mais leur employeur (article 9 du code civil) ?  À cet instant précis, l’employeur se croyait-il une autre personne au point de ne pas dévoiler sa véritable identité ?  Tandis que le salarié agissait sans filtre, le taulier foulait du pied le droit du salarié de savoir à quelle personne, dans sa demeure, il s’apprêtait à offrir le petit-déjeuner.

Notons toutefois que le salarié dispose exclusivement de son image. Il est en conséquence peu probable qu’il n’ait pas été sollicité afin d’en autoriser l’exploitation avant la diffusion du reportage en question. En effet, l’employeur est tenu d’obtenir le consentement exprès du salarié pour utiliser son image dans le cadre d’un film tourné principalement aux heures et lieux de travail (CA Grenoble, 30 mai 2012 n° 11/02553). La société de production s’en est certainement chargée s’assurant de ce fait qu’une telle autorisation puisse même survivre après la rupture du contrat de travail du salarié (CA Toulouse, 6 septembre 2013 n° 11/05160).

En conclusion, si la morale peut nous rattraper, les droits des salariés auraient été dans une certaine mesure, respectés. Devenus acteurs malgré eux le temps d’un épisode de « patron incognito », il serait invraisemblable, qu’ils n’aient pas consenti à être à ce point exposés au grand public.

Auteur de l'article: Florian Benoist

Juriste en droit social depuis 5 ans, Florian est un jeune dynamique et talentueux qui a œuvré dans différents cabinets d’avocats avant de prendre son envol en tant qu’autoentrepreneur. Il est désormais consultant et formateur à son compte et travaille notamment pour des TPE, associations, syndicats et des comités d’entreprise.