Amitié au travail, est-ce juste possible ?

Par Isabelle Vidal-LeonLe 10 mars 2016

Tout le monde (ou presque) se souvient de Chucky et de sa demande assez horrifiante compte tenu du personnage dixit « tu veux être mon ami pour la vie ? ». Gare à celui ou celle qui osera dire « non » ! Dans le monde du travail, cette requête peut-elle être transposable ? Autrement dit, que penser d’un collègue qui tenterait de se rapprocher de vous afin de sceller une amitié au travail ? Peut-il être à la fois une connaissance professionnelle, un allié au boulot, un collaborateur et à la fois, un véritable ami au sens « noble » du terme ? Il semble que les salariés français tisseraient assez aisément des liens au-delà de la sphère travail ; les pots entre collègues ou les afterwork y contribueraient.

Près de 9 salariés sur 10 pensaient qu’il est possible de faire de ses collègues des amis (sondage Opinion Way octobre 2013). En 2014, un autre sondage tablait davantage sur 30% (sondage Opinion Way, mai 2014). À quel stade d’une relation professionnelle peut-on parler d’une réelle amitié au travail ?

Amitié au travail – entre fantasme et réalité

Ne confondons pas cordialité et respectabilité avec amitié. La définition de l’amitié renvoie à des sentiments profonds et pluriels à l’image de l’attachement, la gentillesse ou encore à des actes d’une certaine bienveillance, voire protecteurs, rassurants, désintéressés. Être ami suppose un partage de valeurs, une adhésion au mode de vie de l’autre, une volonté d’être présent, disponible, à l’écoute. L’amitié crée des liens forts laissant entrevoir de vrais sentiments d’affection entre les personnes concernées (définition du Larousse). Un poète français Philippe Soupault, disait à propos de l’amitié, que son principal ennemi était incarné par l’ambition. Que penser alors des liens qui se créent au sein de l’entreprise ; sont-ils seulement sincères ?

Le fantasme conduit à penser que les collègues de bureau sont tous « beaux, gentils, attentionnés », la réalité soutient davantage la thèse du calcul ; rien n’est gratuit.

Faut-il croire à tout ce que l’on dit de vous ? Les personnes sont très souvent habiles pour gagner votre confiance afin de mieux vous manipuler ou obtenir vos faveurs. D’autres peuvent être en quête d’une nouvelle relation basée sur autre chose que le boulot, allez savoir ? Dans tous les cas, méfiez-vous des gens pavés de bonnes intentions, car derrière l’habillage parfois reluisant du « je t’apprécie vraiment, je te considère comme un ami, tu sais », se dissimule une stratégie guidée par des désirs autrement plus néfastes et nauséabonds.

Il ne faut pas confondre « être utile à quelqu’un » et « être proche de quelqu’un ».

Dans le premier cas, on vous fréquente par « intérêt » même si cela n’est pas dit ou exprimé outre mesure. Dans l’autre, on se soucie de la personne que vous êtes en réalité. On parle alors de l’intime. Votre interlocuteur cherche concrètement à mieux vous connaître, vous découvrir au travers de pans de votre vie plutôt personnels. La relation, nourrie par de réels sentiments, est basée sur l’estime que la personne vous témoigne. Dans ce cas-là, nous pourrions parler d’amitié naissante.

Pour autant, parler de soi, de sa vie, de ses mœurs sans être assuré des intentions louables de votre collègue, c’est prendre le risque, qu’il se serve de ces informations contre vous. Vos collègues ne sont pas toujours les meilleurs confidents ; il est préférable de miser sur une autre épaule où reposer votre tête dans les moments plus difficiles.

Sceller une réelle amitié au travail peut être illusoire

La recherche d’une amitié au travail est-elle compatible avec l’opportunisme ?

Si l’opportunité guide les pas d’un quelconque rapprochement, il est alors impossible de parler d’une amitié au travail même si les témoignages à votre égard font illusion. Ce cérémonial se traduit autour de ce slogan marketing à savoir : vous êtes « bancable ». Vous fréquenter, se rapprocher de vous conduirait à être bien vu ou différemment apprécié des autres etc. La flagornerie est de rigueur de même que la fausse serviabilité dixit « dis-moi si je peux t’aider en quoi que ce soit ? ». Comprenez, j’aimerais tellement me vanter d’avoir fait quelque chose pour toi afin de démontrer mes qualités altruistes et mon empathie naturelle !

Il y a aussi, il faut se l’avouer, ceux qui vous proposent leur aide, mais qui espèrent intérieurement, qu’il n’en sera jamais rien – oups, c’était sans doute un secret ?

Le temps passé auprès de ses collègues de bureau provoque toutes formes de relations. Il y a celles où le civisme est mis à l’honneur (se dire bonjour a minima), mais les sourires sont de façade. D’autres sont engageantes avec des questions sur ce que vous pensez de la boîte, sur le lieu où vous avez passé vos dernières vacances, sur vos goûts vestimentaires ; il faut bien passer le temps à la machine à café, au moment de la pause cigarette ou à la cantine. Il ne faut pas exclure les relations basées sur le travail et rien d’autre. S’en suivent alors de longues conversations autour de sa carrière, de son ascension, de sa rémunération, de ses compétences. Parler d’autre chose semblerait ici indécent sinon inutile – « mais de quoi tu me parles ? ».

La question est donc de rigueur à ce stade de l’article ; « les amitiés scellées au bureau sont-elles comparables à celles nouées en dehors ? ».

Nous pourrions sans doute dans bien des situations, répondre par la positive. Faut-il que cela se vérifie. Par exemple, peut-on être l’ami de son boss ? Qu’advient-il d’une amitié au travail lorsque mon amie, ma collègue vise la même promotion que moi ? En cas de mésentente sur un dossier, cela risque-t-il de ternir notre belle amitié ? Bref, jusqu’à quel point, peut-on parler d’une amitié solide à toutes les épreuves de la vie professionnelle ? Nul ne sait réellement répondre à cette question.

Le lieu de travail n’est pas le lieu des amitiés durables

La superficialité des rapports entre collègues du bureau est souvent la cause de tous les autres maux. L’indifférence à la souffrance d’autrui conduit des salariés en France, placardisés, isolés à tenter de se supprimer. La liberté d’expression est souvent reléguée au second plan, car beaucoup craignent d’être stigmatisés. Le paraître est l’habit de tous les jours (repos le week-end).

Parmi les sujets souvent tabous, les pratiques ou mœurs sexuelles (l’homosexualité par exemple), les convictions syndicales ou politiques, la pratique religieuse, l’argent ou la place de la femme !

Reste alors, les éternelles discussions autour de la nourriture (et des régimes l’été), du sport (pour faire comme tout le monde), de la mode (faut bien s’habiller), des rêves (ha ! si j’étais riche), des vacances (ça fait patienter), des enfants (pour les WorkinGirls), des bagnoles (pour les machos), des pauvres (on en fait trop en France), des très pauvres (ha ! les malheureux, je vais donner aux restos du cœur) et du patron (je l’aime bien en fait !) – refrain entonné à qui veut bien l’entendre comme une prière païenne.

C’est certain, les relations au travail commencent par être coulées dans le moule du salarié modèle. Dans ces conditions, même si la bonne ambiance régnante enveloppe tout ce petit monde dans des draps satinés, il ne faut pas se leurrer. Il s’agit du boulot, rien de plus. Le copinage ne constituera qu’une pâle copie de pseudo liens amicaux ; ils perdurent que très difficilement lorsque le salarié a quitté l’entreprise.

Mon chef m’a dit un jour ; « Isabelle ne te berce pas d’illusions, au bureau, on n’est pas là pour se faire des amis, c’est même souvent le contraire qui se produit ».

J’ai pu constater qu’il avait eu souvent raison. En effet, les relations professionnelles sont aussi conditionnées par des facteurs invariants comme la jalousie, la bassesse, les coups salasses, l’animosité gratuite, le racisme… Parfois, ce n’est pas évident au premier coup d’œil. C’est comme déballer un cadeau très joliment enrubanné, mais avec une grosse bouse bien fumante à l’intérieur et un petit mot discret où est inscrit « ben tu croyais quoi en ouvrant la boîte ? ».

L’amitié, ça existe aussi au travail

Soyons optimistes, et ne noircissons pas le tableau plus qu’il ne peut en supporter ! C’est vrai, il existe aussi de belles histoires débutées par une collaboration professionnelle ; parfois même, c’est l’amour est dans ma boîte (clin d’œil à l’amour est dans le pré). Sans nous tartiner avec de bons sentiments, les idylles au bureau, ça existe !

Et l’amitié tout autant.

Elle peut naître de points communs que l’on se découvre à l’occasion d’un repas (souvent un dîner) ou d’une sortie (organisée par le comité d’entreprise pardi !) voire de longues discussions très animées, cigarette dans une main et café dans l’autre, cache-col remonté à bloc sous le préau, près du cendrier de l’espace minuscule réservé aux fumeurs. Les conditions de travail peuvent aussi contribuer au rapprochement des gens ; un open-space, des espaces de détente favoriseraient les liens entre les salariés.

Malgré tout, ne perdons pas de vue que le monde du travail est impitoyable où tous les coups (les bons comme le mauvais) sont permis. Avant d’être des amis, les salariés sont avant tout des collègues. Il se peut qu’une complicité au travail naisse, pour autant, est-ce le début d’une grande amitié ? 

Auteur de l'article: Isabelle Vidal-Leon

Juriste en droit privé et droit social, Isabelle exerce en indépendante depuis quelques années le métier de conseil aux entreprises et de formatrice en droit social. Elle travaille également depuis quelques années comme consultante auprès des particuliers pour le traitement de litiges divers liés au travail.